lundi 12 octobre 2009

Bonus et scènes coupées 1




Picasso

Les quatre petites filles de Picasso, c'est une pièce en six actes, «terminée un vendredi 13, à Vallauris, en août 1948 ». On ne joue guère cette pièce que coiffée de l'épithète « injouable ». (Avignon, 2008, Festival off, Cie Théâtre du Piémont des Vosges/le Nid d'Andlau, mise en scène de Jaromir Knittel, « Les Injouables, Textes rares, baroques, inconnus pour certains jugés et réputés injouables », dont aussi l'autre pièce de Picasso, Le désir attrapé par la queue.) Petite fille I, petite fille II, petite fille III, petite fille IV chantent, jouent, parlent, parlent, il n'y a aucun autre enjeu dans cette pièce que d'être, passer du temps au jardin potager.


Petite fille IV

Allons courir comme des folles, et emportons avec nous toutes les fleurs, les blondes et les brunes, les douces et les amères, les tendres et les dures […] Allons courir, jouer, faire les folles (dansant :) – folles – folles – folles – folles – folles – folles – folles – folles…


Petite fille II

Et qu'on est bien ici et qu'on est bien à la campagne, au soleil, fondues au milieu de sa panse, jouant, jouant et rigolant, au soleil rempli de mûres, le soleil plein de rubans, plein de cailloux, plein de cornets de glace. Allons toutes rire et chanter et faire dinette.


Petite fille IV

Apporte tes morceaux de verre de couleur et l'os de seiche qui servira de plat.

(Acte premier, page 24)


Picasso les peint en mots, ces petites filles, il peut les faire parler en chœur, elles annoncent leur statut existentiel avec une parfaite justesse philosophique : « nous sommes contentes, contentes à lier demain, surlendemain, aujourd'hui et hier ». Elles disent : « La vie qui passe a fait dans mes draps ». Elles disent : « Allons à la guerre, guerre de chez soi ». Elles disent surtout : « La vie est belle, cachons-nous d'elle ».

Esthétisme et érotisme, je dirais même du « psycho-esthétisme » :


Petite fille II

Nous sommes couvertes de lumière.


Petite fille IV

Nous sommes salies de lumière.


L'érotisation de la petite fille mise en lumière, fétichisme du regard :


Petite fille I

Arrachons tous ces yeux de nos robes ou cachons sous nos mains ces regards.


Car les petites filles sont regardées dans nos sociétés, des regards d'hommes s'attachent à leurs robes (et à leur nudité, comme le regard de l'inévitable révérend Dodgson : Michel Leiris rapproche le puits au milieu du potager de ces quatre petites filles au terrier de lapin d'Alice). Ce regard qui avant tout les idéalise et les fige en stéréotype d'innocence : « Mais la grosse question est de savoir si je suis absolument blanche, en marbre, en duvet de cygne, en papier blanc de fil pur et couverte entièrement de neige… » (Petite fille II)

La réponse à la « grosse » question de la blancheur pure sera non dans Les quatre petites filles à qui Picasso en fait voir – et sentir, à coups de poing, à coups de gong, en synesthésie – de toutes les couleurs : « Le bleu dirige la pointe de son manteau bleuté azuréal, indigo, cobalt, bleu ciel, prune, sur le bras étendu du jaune citron, vert amande et pistache, cerclant le mauve frappé de deux poings par le vert de l'orange et la nappe à raies bleu roi et bleu pervenche éclatant confondus à ses genoux et tout acidulé arc-en-ciel du blanc bandé de l'arc les pieds mouillés dans le vert émeraude, funambulesques coups de gong frappé à mort parmi les écheveaux d'œillets et des roses si trémières » (Petite fille I).

L'ambiguïté fantasmatique pur/sale est omniprésente. Elle se mêle de la question vivant/mort. Des fossoyeurs passent (leur rôle sur scène reste symbolique et muet), c'est carnaval et


Petite fille II

La grosse tarte aux cerises est pleine de mouches. Si vous ne voulez pas goûter, je la mange entière, entière, et vous pourrez après pleurer, pleurer et me battre.


Au Quatrième acte (page 72), le même jardin au clair de lune, déploie tous les fantasmes animaliers autour des petites filles (qui dansent nues), ça va du cheval blanc à l'aigle et au hibou, en passant par la case de l'Oncle Tom (eh oui), tandis qu'une « petite chatte tenant dans sa gueule un canari saute d'une branche à l'autre et [que] la neige commence à tomber ». Ce à quoi on assiste, c'est « l'arbre du bien et du mal mis au feu des enchères » (Petite fille IV), rien moins. Quatre « nouvelles Ève » malgré elles, un des leitmotive de ce Petit éloge des petites filles, celui de la connaissance, ce quesavent les petites filles, et la surenchère des générations. Didascalie de Picasso : « les quatre petites filles prennent le serpent et s'en servent comme d'une grande faux … »

Une sexualité explicite (telle qu'imaginée par un homme) est constamment présente, à peine déguisée par la métaphore des motifs floraux et des contes. On reconnaît si on veut la Belle au bois dormant, version Basile :


Petite fille IV

Je voudrais avoir une robe de soie d'or violette brodée d'argent, cousue de perles, de jasmins et de fils de la Vierge, bordée de branches de mimosas, d'héliotropes, de narcisses d'œillets, d'épis de blé et ma tête entourée de flammes voir entre les ronces livrer l'amour au carnage […].


Amour et carnage que les trois autres petites filles (la IV étant la meneuse) développent à l'aide d'une panoplie de stéréotypes romantiques tels que linge trempé de larmes, lit défait, persiennes, mensonge, destin, fosse commune, jeux d'adresse, bal masqué, et finalement, tout un « lac endormi en sursaut d'Ophélies ».

Un texte tellement symptomatique de ce qu'on pense que les petites filles font. Tandis que le père, lui, reste encré dans « le principe de réalité » :


Petite fille IV


Aujourd'hui le dix-sept du mois de mai de l'année mil neuf cent quarante-huit, notre père a pris son premier bain et hier, beau dimanche, est allé voir à Nîmes une course de taureaux avec quelques amis, mangé un plat de riz à l'espagnole et bu aux éprouvettes du vin à œnologie.

(Quatrième acte, page 84)


Curieusement, Picasso reviendra encore deux fois dans le présent livre, après l'écrit, pour la sculpture (Petite fille sautant à la corde, 1950) puis pour la peinture (Les Ménines, 1957).


*


Sauf que non, au montage final, Picasso n'a pas trouvé sa place – faute de place – dans ce Petit éloge.


Les Quatre Petites Filles, pièce en six actes, Gallimard 1968

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